(attention, billet long pour les lecteurs motivés ;) )
Petite insomnie, donc plutôt que de perdre mon temps à attendre le sommeil en me retournant dans le lit, faisons travailler nos neurones et faire vivre ce blog qui est un peu ralenti ces derniers mois ;) Quelques réflexions personnelles donc sur le marché des navigateurs et l'accès aux canaux de distribution pour un projet de logiciel libre.
La récente sortie de Vista en grandes pompes rappelle que la grande force de Microsoft, de par leur situation de monopole sur les systèmes d'exploitation, est la distribution de logiciels. Une étude de Xiti sur janvier nous rappelle cruellement que Windows, toutes versions confondues, représente 95,64% des internautes.
Internet Explorer est fourni avec Windows et est donc disponible sur la quasi totalité du parc installé ou en vente. Dans une situation de monopole de fait, la communauté Mozilla a pourtant réussi à gagner des parts de marché plus que significatives et à bouleverser les plans du géant de Redmond pour internet (reprise du développement d'IE avec des fonctionnalités copiées sur Firefox, sortie d'IE7 pour XPSP2 alors qu'il devait être réservé à Vista). Avec une moyenne de 15% de navigateurs gecko dans le monde et des chiffres nettement plus élevés en Europe, le pari est pourtant loin d'être gagné si l'on veut rétablir un équilibre sur le marché. Rappelons que la fondation Mozilla a été créée pour rétablir le choix et l'innovation sur internet, Firefox est donc un outil (comme l'a été Mozilla Suite à une époque) pour rétablir une situation de concurrence sur le marché des navigateurs. Il n'est pas question de remplacer IE par Firefox, c'est d'une part mécaniquement impossible avec 95% des internautes sous Windows, et d'autre part devenir calife à la place du calife ne ferait pas beaucoup avancer le schmilblick. Par contre, faire baisser substantiellement la part de marché d'Internet Explorer permettrait de pérenniser un web ouvert à tous, quel que soit son système d'exploitation et navigateur. Dans l'idéal, IE serait en dessous de 50% et les autres navigateurs se partageraient les autres 50% avec Firefox en fer de lance.
En d'autres termes, on est tous là pour sauver le web et ça passe par l'obtention de parts de marchés et donc par l'accès aux canaux de distribution pour le logiciel libre. Firefox est la problématique du projet Mozilla, mais c'est largement transposable aux autres projets évoluant sur des marchés fermés liés aux application du bureau ou au bureau lui-même (Thunderbird, OpenOffice et Ubuntu viennent à l'esprit).
Avant de chercher des canaux de distribution, il faut d'abord définir à qui on veut s'adresser car selon les personnes auxquelles on s'adresse, le canal sera différent. Vous me direz "facile, on s'adresse à tous les internautes" et dans un sens vous auriez raison, mais la réalité est plus complexe. Tous les internautes ne sont pas notre cible immédiate car il existe des facteurs limitatifs qui limitent la population atteignable. Il faut donc déterminer dans le marché de l'internet à quelles parties de la population nous sommes capables de nous diriger, c'est ce qu'on appelle la segmentation du marché. Une fois ces segments identifiés, il faut choisir lesquels on va traiter, c'est ce qu'on appelle le ciblage.
Notez que la définition des segments et des cibles ne signifie pas que des segments de marché sont abandonnés, le marché évolue, le logiciel aussi et des facteurs limitatifs actuels peuvent disparaître dans l'avenir ou dépendre de nos parts de marché.
Quelques exemples de facteurs limitatifs :
- Nous n'avons pas de Firefox dans la langue de l'internaute (hindi ou thaï par exemple)
- Pour installer un nouveau navigateur il faut avoir le contrôle physique et technique de sa machine
- Si les sites que visite l'internaute ne fonctionnent pas dans Firefox, nous ne répondons pas à ses besoins. Problème du respect des standards ouverts du web ou bien du manque de certains certificats racines régionaux dans Firefox par exemple.
Dans l'état actuel des choses, des personnes peuvent vouloir installer Firefox mais ne pas le pouvoir car par exemple leur prestataire technique refuse de supporter un navigateur marginal sur la plateforme qu'ils maintiennent. Une mairie nous a par exemple expliqué à Solutions Linux que leur prestataire externe qui leur a vendu une solution Microsoft refuse d'installer Firefox sur leurs terminaux et qu'ils doivent donc ruser avec des versions de Firefox portable sur clef USB...
Le marché auquel nous nous adressons est donc celui des internautes voulant et pouvant installer un navigateur alternatif. Dans ce marché, on peut déterminer de nombreux segments auxquels s'adresser, segments eux mêmes composés de sous-segments, les sous-segments les plus spécifiques étant des niches. Bien entendu, ces segments peuvent se chevaucher. Quelques exemples de segmentations possibles :
- segmentation professionnels vs. particuliers
- segmentation par tranche d'âge et par sexe (segmentation démographique)
- segmentation par catégorie professionnelle
- segmentation par système d'exploitation
- segmentation linguistique ou géographique
- ...
Une fois cette réflexion sur l'état du marché effectuée, on décide de cibler certains segments selon ses capacités à les traiter. De nombreuses techniques existent pour prendre ces décisions. Cela passe par une estimation de ses forces et faiblesse ainsi que celles de ses concurrents (analyse SWOT), une analyse dans le temps du positionnement sur le marché de son logiciel par rapport à celui de la concurrence (comparer les courbes de vie des deux logiciels), l'utilisation de la loi de Pareto pour estimer le ratio effort nécessaire / résultat quantifié... Enfin bref, on cherche à définir les cibles les plus cohérentes possibles.
Les cibles étant définies, on peut étudier quels canaux de distribution existants ou à créer permettent de mettre Firefox à la disposition de ces personnes.
Les canaux de distribution de Firefox sont actuellement essentiellement ceux-ci :
- nos sites de téléchargement
- le bouche à oreille, de très loin le canal plus important et le plus ancien pour le libre. Typiquement, je vais installer Firefox chez mes proches.
- l'intégration directe dans les distributions Linux.
- les CD des journaux informatiques
- les kits de connexion des FAI (Free par exemple)
- les partenariats formels de distribution (inclusion dans le Google pack, livré avec Real...)
- les opérations de co-valorisation (co-branding). Soit sur des opérations événementielles comme le Joga Companion pendant la coupe du monde de footbal, ou bien récemment sur une opération produit comme l'extension de gestion des photos Kodak Companion
La co-valorisation est une pratique récente et utilise avec intelligence le mécanisme des extensions de Firefox mais c'est quelque chose qu'on fait avec succès communautairement depuis des années lorsqu'on fait passer un développeur web à Firefox grâce en fait à la web developer toolbar ou plus récemment à Firebug. Dans la co-valorisation grand public, la notoriété de la marque associée est juste un facteur plus important que lorsqu'on s'adresse à une niche technique comme les développeurs. On peut ajouter que les distributions Linux sont aussi souvent basés sur la co-valorisation car ce qui fait la valeur d'une distro c'est le mélange réussi ou non de composants provenant de nombreux projets (l'upstream). La qualité et l'intelligence du mélange permettant de s'adresser à des utilisateurs différents. Au passage, je préfère utiliser le terme co-valorisation au terme américain co-branding car la valeur de la marque (brand en anglais) n'est qu'un élément de la valeur globale.
Pour Joga, Mozilla a essayé d'atteindre les fans de foot, pour Kodak, Firefox essaye d'atteindre le grand public ayant un appareil numérique et voulant développer/stocker des photos via internet. Dans les deux cas, Firefox bénéficie de nouveaux canaux de distribution web (le site web de Joga, les liens vers le site mozilla dans la presse...) et peut être éventuellement physique avec Kodak s'ils décident d'inclure Firefox avec l'extension Kodak sur des CD d'installation des appareils photo Kodak par exemple.
Actuellement, je pense qu'en dehors du libre professionnel (RedHat, Mysql...) où ces méthodes de travail sont connues et courantes, le projet Mozilla est probablement le projet tirant le mieux partie de ses canaux de distribution existant et capable d'en créer de nouveaux directement ou indirectement. Ubuntu n'est pas loin derrière et s'inspire clairement et avec intelligence des stratégies Mozilla. On notera d'ailleurs que l'objectif de la distribution Ubuntu est très similaire à celui de la fondation Mozilla, combattre les monopoles propriétaires et créer du logiciel libre utilisable et utilisé par monsieur et madame tout le monde.
D'autres canaux de distribution sont possibles, les versions portables de Firefox/Thunderbird sur des clefs USB comme U3 ou la Framakey sont un nouveau canal de distribution pour le libre. Le déploiement en entreprise est aussi un autre vecteur de diffusion (et a l'avantage de faire vivre des SSLL pour gérer ça). Mozilla en tant que plateforme peut aussi être un vecteur d'introduction dans les intranets. Je pense aussi que le gain de parts de marché nous donnera un jour accès au marché OEM des constructeurs de PC, même si dans ce domaine les choses sont plus difficiles car les constructeurs sont en général dépendants de Microsoft.
Actuellement, tous les efforts du projets visent d'une part à faire disparaître les facteurs limitatifs afin de maximiser l'efficacité de nos canaux traditionnels et d'autre part, découvrir de nouveaux canaux de distribution pour atteindre ceux qui n'ont jamais entendu parler de Firefox. La fenêtre d'opportunité est étroite, IE7 et Vista viennent de sortir et nombreux découvrent ou redécouvrent qu'il est possible de changer de système d'exploitation et de navigateur. N'oublions pas que la grande majorité des internautes actuels se sont mis à l'informatique depuis la sortie de Windows XP et IE6, ils n'ont jamais connu autre chose et réellement pensé à l'après XP.
Je pense que le libre a une période de 1 an à 2 ans maximum pour atteindre une masse critique visible auprès du grand public. Passé la migration de XP à Vista il sera plus difficile de gagner des parts de marché et d'imposer le libre comme une alternative crédible au propriétaire. La multiplication des canaux de distribution pour le libre est donc une des clefs de son avenir en tant qu'alternative crédible au monopole propriétaire actuel.